Conditions de travail difficiles, précarisation : un tiers des journalistes ont le blues et pensent à quitter la profession selon la 3e enquête Technologia. Interview de Jean-Claude Delgenès, fondateur et directeur général du cabinet Technologia, spécialisé dans la prévention des risques professionnels.
1 056 salariés ont répondu à la 3e enquête de Technologia « Changements et évolutions dans les métiers du journalisme », en partenariat avec le SNJ, qui est parue en mars 2019.
Quelle vision les journalistes ont-ils de leur métier aujourd’hui ?
Jean-Claude Delgènes : On pourrait dire que les journalistes souffrent d’une lassitude nommée travail. Pour différentes raisons. La presse reste un métier de passion et d’engagement, mais cet enthousiasme est érodé par des conditions de travail difficiles. 50 % des journalistes travaillent plus de 50 heures par semaine. La plupart des répondants à notre enquête déplorent une intensification du travail et la multiplication des compétences qu’on leur impose, sans pour autant les faire bénéficier de formations.
La montée en puissance des nouvelles technologies inquiète. Notamment, parce qu’il est à craindre que, dans quelques années, des pans entiers de leur métier pourront être pris en charge par des machines. Lorsqu’il s’agit du traitement de données, l’intelligence artificielle peut être utilisée pour la météo ou des soirées électorales… Ajoutez à cela la concentration des médias de ces dernières années. Heureusement, les journalistes ont résisté, notamment en créant des sociétés de journalistes et en préservant la qualité de l’information.
Mais en même temps, ils sont plus nombreux à vouloir quitter la profession…
J.-C. D. : Oui, c’est vrai, les conditions d’exercice du métier se sont effondrées. Beaucoup déplorent une précarisation de la profession. L’immense majorité des journalistes se retrouvent dans une grande difficulté. Un tiers envisage ainsi de quitter la profession, parce que cela devient impossible : l’incertitude, la pression peuvent avoir raison de certains d’entre eux. Et cela concerne tous les journalistes : en poste ou rémunérés à la pige. Pourtant, selon moi, la messe n’est pas dite…
Y-a-t-il des points positifs ?
J.-C. D. : Les ajustements économiques des dernières années se sont faits sur le dos des journalistes. En outre, avec les réformes du Code du travail et l’instauration du CSE, 50 % des mandats de représentants du personnel vont disparaître. Mais, selon moi, on peut encore agir. Il s’agit pour la profession de tenter de recréer du collectif, et d’éviter autant que possible d’être dans un rapport essentiellement individuel avec son employeur. On peut encore contraindre les employeurs à mettre en place des mécanismes de protection des situations de travail, et le CSE le permet !
Comment les journalistes franciliens sont-ils concernés par cette enquête ?
J.-C. D. : Notre échantillon de répondants est large, mais il faut reconnaître qu’une partie importante de la presse se trouve à Paris. Et, dans la région parisienne, le point le plus particulier, c’est la mobilité. De nombreuses rédactions ont déménagé et sont décentrées par rapport aux lieux de conférences et d’information. Cela joue sur le collectif car les journalistes ont tendance à rentrer chez eux pour travailler. Même si le télétravail peut présenter des avantages, il comporte des risques. L’on sait, par exemple, que lorsqu’un collaborateur, ou une collaboratrice, se trouve plus d’une journée par semaine hors entreprise, il, ou elle, risque de stagner dans sa carrière.
Quelles seraient vos préconisations ?
J.-C. D. : Il faudrait que les journalistes puissent bénéficier de formations à l’utilisation des réseaux sociaux notamment. Il faudrait leur permettre également de renforcer le sens du travail et le sentiment du travail bien fait, les aider à garantir la fiabilité de l’information, développer un cadre plus soutenant au regard de la rapidité de la transformation qui s’opère actuellement. Et, bien sûr, étayer les politiques de prévention.
Deux-tiers des journalistes pensent que leur vie professionnelle a une incidence négative sur leur santé
Les personnes interrogées dans l’enquête Technologia, représentent majoritairement des salariées et salariés qui ont entre 10 à 30 ans d’ancienneté. 77 % exercent dans la presse écrite. Par rapport à l’année de la première enquête Technologia -2011- ils se disent plus nombreux à vouloir quitter la profession : 37 % au total contre 32 % en 2011. En outre, 42 % ont vécu des menaces sur leur emploi. Et presqu’un tiers estime que leur fonction actuelle risque de ne plus exister dans l’avenir.
Moins de pigistes
Enfin, cette année, moins de pigistes ont participé à l’enquête (24,5 contre 32 % en 2011). Une bonne majorité (un peu plus de 57 %) déclare ce mode de fonctionnement comme contraint. Surtout, 85 % des pigistes ont été confrontés à des retards de paiement, 71 % se sont vu proposer un autre mode de rémunération que le salaire et 75 % se sont vu demander de passer auto-entrepreneurs, de monter une société, d’être payés en droits d’auteur…
Parmi les griefs, une pression croissante qui amène à travailler plus vite : 85 % le pensent désormais contre 72 % il y a 8 ans. 72 % pointent un travail « de plus en plus polyvalent avec multi supports » (47 % seulement en 2011). Ainsi, de plus en plus de journalistes indiquent que le numérique est perçu comme un moteur de changement (82 % contre 74 %) et plus des deux-tiers considèrent que le manque de visibilité sur les évolutions du métier est « dérangeant ». Sur le front des fake news, près de 54 % considèrent qu’ils ont le temps ou les moyens de recouper leurs sources régulièrement, près de 13 % toujours, mais près de 31 % rarement. 68 % des journalistes pensent que leur vie professionnelle a une incidence négative sur sa santé en 2019, contre 60 % en 2011.
Scam : précarisation du métier et perte de sens
Une autre enquête -celle de la Scam- présentée notamment aux Assises du journalisme, à Tours mi-mars 2019, pointe du doigt aussi l’extrême détérioration des conditions d’exercice du métier. Plus de 3 700 journalistes ont répondu au questionnaire de la Scam. L’inquiétude liée à la précarisation du métier va de pair avec un sentiment de perte de sens généralisé. L’enquête, menée par Béatrice de Mondenard, montre notamment que la part des journalistes en salariat permanent chute de 6 points par rapport à 2013 pour s’établir à 52 %, au profit des pigistes dont la part bondit de 28 à 42 %. 11 % touchent moins que le smic annuel et 28 % moins de 20 000 euros par an. Les journalistes qui ne sont pas en situation d’emploi permanent ont des revenus bien inférieurs : 23 % sont au-dessous du smic et 51 % au-dessous de 20 000 euros par an. Et l’inégalité entre les hommes et les femmes reste criante.
©PLuton
Article paru dans SNJ Info 147 avril 2019
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